Causerie

Nos voisins les Anglais n'ont décidément pas volé leur réputation de gens pratiques. Ils sont en train d'accomplir chez eux une grosse réforme somptuaire que nous ferions bien de réaliser aussi sur le continent. Il s'agit tout simplement de supprimer le deuil dans le costume. Les gens les plus « chics » du West-End, qui est un peu le faubourg Saint-Germain de Londres, se sont faits les lanceurs de la nouvelle mode et leurs lettres de fairepart portent déjà la mention : No mourning worn, c'est-à-dire : nous ne nous draperons plus de noir.

Cette fois messieurs les Anglais ont eu raison de tirer les premiers. Cette coutume de s'habiller de noir des pieds à la tête, parce qu'on a perdu un être aimé, ne s'explique que par l'influence des vieilles traditions. Les manifestations extérieures du chagrin sont superflues quand la douleur est vraie, affligeantes et immorales quand le regret n'est pas sincère. Car ils sont d'une application presque journalière les vers de La Fontaine :

Le deuil qu'on porte de sa femme N'est bien souvent qu'an changement d'habit !

et cela fait penser aussi au mot de Swift, qui prétendait que de son temps déjà c'était dans les voitures de deuil qu'on voyait les visages les plus gais. Non, non, le vrai deuil ne saurait se porter autrement que dans le coeur. C'est rendre banale et presqu'avilir la sainte et noble douleur que de la revêtir d'un uniforme imposé à tous, que de mêler aux pieuses mélancolies les exigences mondaines de la couturière et du tailleur. Et puis pourquoi attacher au noir une signification particulièrement symbolique? En Turquie le deuil est bleu, il se porte feuille-morte en Egypte, gris en Abyssinie, blanc au Japon, jaune en Chine ! Que la mode permette donc à nos contemporains de garder leurs habits de tous les jours, même quand ils sont en deuil: ce sera leur épargner bien des hypocrisies...

Passer du deuil au nègre, la transition est facile, puisqu'on ne change pas de couleur. D'après un écho paru dans plusieurs feuilles parisiennes, on attend en Allemagne une troupe d'opéra nègre dont tous les artistes, depuis la dugazon jusqu'à la basse profonde, sont de race noire. La falcon est une superbe négresse répondant au nom de Maria Sélika ; le ténor un Zoulou plein d'élégance; et la première danseuse, appelée naturellement Bamboula, passe pour un des spécimens les plus séduisants do la race hottentote.

La façon dont la troupe en bois d'ébène interprète le répertoire est sans doute originale, pour peu que le chant des nègres vaille leur parler. En tout cas on ne peut pas leur reprocher d'avoir une voix blanche ! Mais à part L’Africaine, qu'ils jouent évidemment avec un réalisme tout à l'ait couleur locale, j'imagine qu'on ne doit guère les prendre au sérieux. Voyez-vous un Lohengrin passé au cirage et une Titania « la blonde » noire comme de l'encre ?

On dit pourtant que ces fils de l'Afrique gagnent beaucoup d'argent à débiter leurs « ut » de poitrine ou leurs « mi » graves. Alors ils n'ont plus qu'à imiter leur compatriote, le fameux nègre du Maréchal, c'est-à-dire à continuer...

A Lyon, cette compagnie lyrique serait certainement accueillie par un vif succès de curiosité. Mais en attendant cette « great-attraction », qui parait malheureusement fort problématique., nos théâtres et cafés-concerts ont commencé leur saison. Partout on travaille ferme et les artistes, accablés de représentations ou de répétitions, bûchent comme des nègres, bien qu'ils ne soient pas de la même couleur que leurs confrères dont il est question plus haut.

Il m'est revenu ces jours derniers un écho de coulisses qui vaut qu'on le raconte. La scène se passe au théâtre X... à quatre heures du soir.

Depuis midi pour le quart, plusieurs actrices répètent le deux. Les rôles sont-ils des pannes ou bien ces dames n'y mettent-elles pas assez d'attention ? Toujours est-il que ça ne va pas au gré du metteur en scène, qui s'emporte jusqu'à traiter ses subordonnées de cabotines. Vous en êtes un autre! lui répond l'une d'elles, plus forte en gueule qu'en littérature. Ne croirait-on pas que Monsieur est sorti de la cuisse de Jules Piter?